CHAPITRE 18

 

 

Il était maintenant deux heures à ma montre. La pluie s’était calmée derrière les volets délabrés qui protégeaient aussi bien les portes que les fenêtres et j’étais pelotonné dans le fauteuil de velours rouge ; je savourais le petit feu qui brûlait dans la cheminée de briques, mais pourtant j’étais repris de frissons et secoué de la même toux déchirante. Mais le moment était proche, certainement, où de telles contingences ne m’importeraient plus.

J’avais raconté toute l’histoire.

Dans un débordement de sincérité comme en ont les mortels, j’avais décrit chacune de mes terribles et stupéfiantes expériences, depuis mes conversations avec Raglan James jusqu’au tout dernier et triste adieu à Gretchen. J’avais même raconté mes rêves, ceux où je me retrouvais avec Claudia dans le pauvre hôpital d’autrefois, ceux où nous avions des conversations dans l’élégant petit salon de l’hôtel, et je lui parlai aussi de la triste et épouvantable solitude que j’éprouvais en aimant Gretchen, car je savais qu’elle croyait du fond du cœur que j’étais fou, que c’était pour cette raison seulement qu’elle m’avait aimé. Elle avait vu en moi une sorte d’idiot béat, et rien de plus.

Tout cela était bel et bien terminé. Je n’avais aucune idée de l’endroit où retrouver le Voleur de Corps. Mais il fallait que je le trouve. Et cette quête ne pourrait commencer que quand je serais de nouveau un vampire, quand un sang surnaturel coulerait dans les veines de ce grand corps puissant.

Même en restant faible avec seulement l’énergie que Louis pouvait me donner, je serais néanmoins une bonne vingtaine de fois plus fort que je ne l’étais maintenant et capable peut-être d’appeler à l’aide les autres car qui savait quel genre de novice j’allais devenir. Une fois le corps transformé, assurément, j’aurais certaines possibilités de communiquer par télépathie. Je pourrais supplier Marius de venir m’aider ; faire appel à Armand, ou même à Gabrielle – mais oui, ma bien-aimée Gabrielle – car elle ne serait plus ma disciple, et elle pourrait m’entendre, ce que dans le cours ordinaire des choses – si l’on peut employer pareille expression – elle ne pouvait pas faire.

Il était assis à son bureau, comme il l’avait été durant tout mon récit, sans se soucier, bien sûr, des courants d’air ni de la pluie qui crépitait sur les lattes des volets ; il m’avait écouté sans un mot, m’observant d’un air peiné et stupéfait tandis que tout en discourant j’arpentais la pièce dans mon excitation.

« Ne porte pas de jugement sur ma stupidité », l’implorai-je. Je lui parlai encore de mon supplice dans le désert de Gobi, de mes étranges conversations avec David et de la vision qu’avait eue celui-ci dans le café parisien. « J’étais plongé dans le désespoir quand j’ai fait cela. Tu sais pourquoi je l’ai fait. Je n’ai pas besoin de te le dire. Mais aujourd’hui, il faut défaire tout cela.

Je toussais maintenant presque continuellement et je me mouchai frénétiquement dans ces misérables petits mouchoirs de papier.

« Tu ne peux pas imaginer à quel point c’est absolument révoltant de me retrouver dans ce corps-ci, dis-je. Alors, je t’en prie, fais-le vite, et mets-y tout ton talent. Voilà cent ans que tu ne l’as pas fait. Dieu soit loué ! Tu n’as pas dissipé ton énergie. Je suis prêt maintenant. Inutile de faire des préparatifs. Dès que j’aurai retrouvé ma forme habituelle, je flanquerai ce misérable dans cette enveloppe-ci et je le réduirai en cendres. »

Il ne répondit pas.

Je me levai et me remis à marcher, cette fois pour me réchauffer et aussi parce qu’une terrible appréhension montait en moi. Après tout, j’allais mourir, n’est-ce pas, et renaître, comme cela s’était passé voilà plus de deux cents ans. Il n’y aurait pas de souffrance cette fois. Non, pas de souffrance… juste ces terribles malaises qui n’étaient rien auprès de la douleur à la poitrine que je ressentais maintenant, et du froid qui me nouait les doigts et les pieds.

« Louis, au nom du ciel, fais vite », dis-je. Je m’arrêtai pour le regarder. « Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qui se passe ? »

Il me répondit d’une voix hésitante et très sourde :

« Je ne peux pas faire ça.

— Quoi ! »

Je le dévisageai, essayant de deviner ce qu’il voulait dire, quel doute pouvait bien l’habiter, quel éventuel obstacle il nous fallait maintenant surmonter. Et je me rendis compte que son visage étroit avait subi un redoutable changement : qu’il avait perdu toute sa douceur et qu’il n’exprimait plus qu’une totale affliction. Une fois de plus, je constatai que je le voyais comme les êtres humains le voyaient. Un léger chatoiement rouge voilait ses yeux verts. En fait, la forme tout entière, apparemment si solide et si puissante, tremblait.

« Je ne peux pas le faire, Lestat, répéta-t-il et toute son âme semblait derrière ces paroles. Je ne peux pas t’aider !

— Au nom du ciel, qu’est-ce que tu me racontes ! déclarai-je. C’est moi qui t’ai fait. Tu existes ce soir grâce à moi ! Tu m’aimes, tu me l’as dit en tes propres termes. Bien sûr que tu vas m’aider. »

Je me précipitai vers lui, plaquant mes mains sur le bureau et le regardant droit dans les yeux.

« Louis, réponds-moi ! Comment ça, tu ne peux pas le faire !

— Oh, je ne te reproche pas ce que tu as fait. Pas du tout. Mais tu ne comprends donc pas ce qui s’est passé ? Lestat, tu l’as fait. Tu as voulu renaître comme mortel.

— Louis, ce n’est pas le moment de faire du sentiment à propos de cette transformation. Ne me jette pas à la figure mes propres paroles ! J’ai eu tort.

— Non. Tu n’as pas eu tort.

— Qu’est-ce que tu cherches à me dire ? Louis, nous perdons du temps. Il faut que je me lance à la poursuite de ce monstre ! Il a mon corps.

— Lestat, les autres vont s’occuper de lui. Peut-être l’ont-ils déjà fait.

— Déjà fait ! Comment ça : déjà fait ?

— Ne penses-tu pas qu’ils savent ce qui est arrivé ? » Il était profondément désemparé mais en même temps furieux. Tandis qu’il parlait, c’était stupéfiant de voir des rides d’expression humaine apparaître et disparaître sur sa chair souple. « Comment une chose pareille aurait-elle pu se produire à leur insu ? dit-il comme s’il me suppliait de comprendre. Tu parlais de ce Raglan James comme d’un sorcier. Mais aucun sorcier ne peut se dissimuler entièrement aux yeux de créatures aussi puissantes que Maharet ou sa sœur, aussi puissantes que Khayman et Marius, ou même qu’Armand. Et quel sorcier maladroit : assassiner ton agent mortel de façon si cruelle et si sanglante. » Il secoua la tête, portant soudain les mains à ses lèvres. « Lestat, ils savent ! Ils doivent savoir. Et il se pourrait fort bien que ton corps ait déjà été détruit.

— Ils ne feraient pas cela.

— Et pourquoi pas ? Tu as livré à ce démon un engin de destruction…

— Mais il ne savait pas s’en servir ! Ce n’était que pour trente-six heures de temps de mortel ! Louis, dans tous les cas, il faut que tu me donnes le sang. Fais-moi la leçon après. Exécute le Tour ténébreux et je trouverai les réponses à toutes ces questions. Nous perdons des minutes précieuses.

— Non, Lestat. Absolument pas. C’est ce que je veux te faire comprendre ! Le problème de ce Voleur de Corps et du corps qu’il t’a volé n’est pas ce qui doit te préoccuper pour l’instant. Ce qui compte, c’est ce qui t’arrive à toi – à ton âme – dans cette enveloppe.

— Bon. Comme tu voudras. Maintenant fais de ce corps un vampire.

— Je ne peux pas. Ou plus sincèrement, je ne veux pas. »

Je me jetai sur lui. Je ne pouvais pas m’en empêcher. En un instant, j’eus saisi à deux mains les revers de son pauvre manteau noir poussiéreux. Je tirai sur le tissu, prêt à arracher Louis de son fauteuil, mais il restait absolument immobile, me regardant calmement, le visage encore accablé de tristesse. En proie à une fureur impuissante, je le lâchai et je restai là, m’efforçant de calmer mon désarroi.

« Tu ne peux pas penser ce que tu dis ! suppliai-je, en frappant de nouveau du poing sur le bureau. Comment peux-tu me refuser cela ?

— Vas-tu me laisser être celui qui t’aime maintenant ? demanda-t-il, sa voix de nouveau chargée d’émotion, son visage empreint d’une tristesse tragique et profonde. Je ne le ferai pas si grande que soit ta souffrance, si énergiques tes supplications, et en dépit de cette terrible succession d’événements que tu viens de m’exposer. Je ne le ferai pas parce que je ne veux pas créer encore un de nous, pour rien au monde. Mais tu n’as pas exposé devant moi de bien grandes souffrances ! Tu n’es assailli par aucun terrible cortège de désastres ! » Et il secoua la tête, comme si l’accablement allait l’empêcher de poursuivre, puis il reprit : « Tu as triomphé dans cette affaire comme seulement toi en étais capable.

— Non, non, tu ne comprends pas…

— Oh, mais si, je comprends. Faut-il que je te pousse devant un miroir ? » Il se leva lentement de derrière le bureau et me regarda dans les yeux. « Dois-je t’obliger à t’asseoir pour te faire examiner les leçons du récit que je viens d’entendre de tes propres lèvres ? Lestat, tu as réalisé notre rêve ! Tu ne comprends donc pas. Tu l’as fait. Tu es parvenu à renaître sous la forme d’un homme mortel. Un solide et beau mortel !

— Non », fis-je. Je reculai, secouant la tête, levant les mains pour l’implorer. « Tu es fou. Tu ne sais pas ce que tu dis. J’exècre ce corps. J’ai horreur d’être humain. Louis, si tu as en toi une once de compassion, chasse toutes ces illusions et écoute mes paroles.

— Je t’ai entendu. J’ai tout entendu. Pourquoi ne peux-tu pas à ton tour entendre ce que je te dis ? Lestat, tu as gagné. Tu es libéré du cauchemar. Tu es de nouveau vivant.

— Je suis malheureux ! lui criai-je. Malheureux ! Doux Seigneur, que dois-je faire pour te convaincre ?

— Rien. C’est moi qui dois te convaincre. Combien de temps as-tu vécu dans ce corps ? Trois, quatre jours ? Tu parles d’inconforts comme s’il s’agissait d’une épouvantable calamité ; tu parles de limites physiques comme si c’étaient des contraintes perverses et répressives.

« Et pourtant, à travers toutes tes plaintes sans fin, tu m’as dit toi-même que je devais t’opposer un refus ! Tu m’as supplié moi-même de t’éconduire ! Lestat, pourquoi m’as-tu raconté l’histoire de David Talbot et de ses obsessions à propos de Dieu et du diable ? Pourquoi me raconter toutes les choses que t’a dites Gretchen, la religieuse ? Pourquoi décrire le petit hôpital que tu as vu dans ton rêve fiévreux ? Oh ! je sais que ce n’était pas Claudia qui est venue à toi. Je ne dis pas que c’est Dieu qui a mis sur ton chemin cette Gretchen. Mais tu aimes cette femme. De ton propre aveu, tu l’aimes. Elle attend ton retour. Elle peut te guider parmi les souffrances et les épreuves de cette vie mortelle…

— Non, Louis, tu t’es mépris sur tout. Je ne veux pas qu’elle me guide. Je ne veux pas de cette vie mortelle !

— Lestat, tu ne comprends donc pas la chance qu’on t’a offerte ? Tu ne vois donc pas la voie qui s’ouvre devant toi et la lumière au bout ?

— Je vais devenir fou si tu n’arrêtes pas de dire ces choses-là…

— Lestat, qu’est-ce qu’aucun de nous peut faire pour son rachat ? Et qui a été plus obsédé que toi par cette question précise ?

— Non, non ! » Je levai les bras au ciel, je les croisai, je les agitai sans cesse, comme si j’essayais d’écarter ce camion poubelle de philosophie démente qui roulait droit sur moi. « Non ! je te le dis, c’est faux. Le pire de tous les mensonges. »

Il se détourna de moi. De nouveau je me précipitai sur lui, incapable de me maîtriser, et j’allais l’empoigner par les épaules et le secouer mais d’un geste trop rapide pour mes yeux, il me poussa contre le fauteuil.

Abasourdi, une cheville douloureusement tordue, je m’effondrai sur les coussins, puis je crispai ma main droite et frappai un grand coup de poing dans la paume de ma main gauche. « Oh ! non, pas de sermon, pas maintenant. » Je pleurais presque. « Pas de platitudes ni de pieuses recommandations.

— Retourne auprès d’elle, dit-il.

— Tu es fou !

— Imagine un peu », reprit-il comme si je n’avais pas parlé ; il me tournait le dos, les yeux fixés peut-être sur la fenêtre au fond de la pièce, sa voix presque inaudible, sa forme sombre se découpant sur le rideau argenté de la pluie. « Toutes ces années d’appétits inhumains, de festins sinistres et sans remords. Et voilà que tu as pu renaître. Là-bas, dans ce petit hôpital perdu dans la jungle, tu pourrais sans doute sauver une vie humaine pour chacune de celles que tu as prises. Oh ! quels anges gardiens veillent sur toi. Pourquoi sont-ils si miséricordieux ? Et tu viens me trouver en me suppliant de te ramener à cette horreur, alors que chacune de tes paroles proclame la splendeur de tout ce que tu as souffert et de ce que tu as vu.

— Je dénude mon âme devant toi et tu l’utilises contre moi !

— Oh ! mais non, Lestat. Je cherche à te faire regarder en elle. Tu me supplies de te ramener à Gretchen. Suis-je peut-être le seul ange gardien ? Suis-je le seul qui puisse confirmer ce destin ?

— Misérable enfant de salaud ! Si tu ne me fais pas le Don du sang… »

Il se retourna, son visage comme celui d’un fantôme, les yeux grands ouverts et d’une beauté affreusement anormale. « Je ne le ferai pas. Ni maintenant, ni demain, ni jamais. Retourne auprès d’elle, Lestat. Mène cette existence de mortel.

— Comment oses-tu faire ce choix pour moi ! » J’étais de nouveau debout, j’en avais fini de geindre et de supplier.

« Ne reviens pas me voir, dit-il avec patience. Si tu le fais, je te ferai mal. Et cela, je ne le souhaite pas.

— Ah ! tu m’as tué ! Voilà ce que tu as fait. Tu t’imagines que je crois tous tes mensonges ! Tu m’as condamné à rester dans ce corps pourrissant, puant et douloureux, voilà ce que tu as fait ! Tu crois que je ne connais pas la profondeur de la haine qu’il y a en toi, le vrai visage de la vengeance quand je le vois ! Pour l’amour de Dieu, dis la vérité.

— Ce n’est pas la vérité. Je t’aime. Mais maintenant l’impatience t’aveugle, tu te laisses accabler par des maux simples et de petites douleurs. C’est toi qui ne me pardonneras jamais si je te prive de ce destin. Seulement il te faudra du temps pour percevoir la vraie signification de ce que j’ai fait.

— Non, non, je t’en prie. » Je me dirigeai vers lui, mais cette fois ce n’était pas dans un mouvement de colère. J’approchai lentement, jusqu’au moment où je pus poser mes mains sur ses épaules et sentir le léger parfum de poussière et de tombe qui collait à ses vêtements. Seigneur Dieu, qu’était donc notre peau pour attirer si exquisément à elle la lumière ? Et nos yeux. Ah ! regarder dans ses yeux.

« Louis, dis-je, je veux que tu me prennes. Je t’en prie, fais ce que je te demande. Laisse-moi le soin d’interpréter tous mes récits. Prends-moi, Louis, regarde-moi. » Je saisis sa main froide et sans vie et la posai sur mon visage. « Sens-tu le sang qu’il y a en moi, la chaleur. Tu as envie de moi, Louis, tu le sais. Tu as envie de moi, tu veux que je sois en ton pouvoir comme je t’ai eu en mon pouvoir il y a si, si longtemps. Je serai ton disciple, ton enfant, Louis. Je t’en prie, fais cela. Ne m’oblige pas à te supplier à genoux. »

Je sentais le changement en lui, soudain le regard du prédateur qui masquait ses yeux. Mais qu’est-ce qui était plus fort que sa soif ? Sa volonté.

« Non, Lestat, murmura-t-il. Je ne peux pas le faire. Même si j’ai tort et si tu as raison, si toutes tes métaphores ne veulent rien dire, je ne peux pas le faire. »

Je le pris dans mes bras, oh ! qu’il était froid, inflexible, ce monstre que j’avais créé à partir de chair humaine. Je pressai mes lèvres contre sa joue, en frissonnant, mes doigts glissant autour de son cou. Il ne s’écarta pas. Il n’arrivait pas à s’y contraindre. Je sentis le lent mouvement silencieux de sa poitrine contre la mienne.

« Fais-moi ce que je te demande, je t’en prie, mon beau, lui soufflai-je à l’oreille. Prends cette chaleur dans tes veines et redonne-moi tout le pouvoir que je t’ai donné jadis. » Je pressai mes lèvres contre sa bouche froide et sans couleur. « Donne-moi l’avenir, Louis. Donne-moi l’éternité. Descends-moi de cette croix. »

Du coin de l’œil, je vis sa main s’élever. Puis je sentis le satin de ses doigts sur ma joue. Je le sentis qui me caressait le cou. « Je ne peux pas le faire, Lestat.

— Tu peux, tu sais que tu peux », murmurai-je ; tout en lui parlant, je lui embrassais l’oreille, refoulant mes larmes, mon bras gauche se glissant autour de sa taille. « Oh ! ne me laisse pas dans ce malheur, ne fais pas cela.

— Ne me supplie pas davantage, fit-il avec tristesse. C’est inutile. Je pars maintenant. Tu ne me reverras pas.

— Louis ! fis-je en me cramponnant à lui. Tu ne peux pas me refuser.

— Ah ! mais si je peux, et je viens de le faire. »

Je le sentais qui se raidissait, qui essayait de se dégager sans me brutaliser. Je le serrais encore davantage, refusant de reculer.

« Tu ne me retrouveras plus ici. Mais tu sais où la trouver. Elle t’attend. Tu ne vois donc pas ta victoire ? Te revoilà mortel, et tellement, tellement jeune. Te revoilà mortel, et tellement, tellement beau. Te revoilà mortel, avec toutes tes connaissances et la même indomptable volonté. »

Fermement, mais sans brusquerie, il écarta mes bras et me repoussa, refermant ses mains sur les miennes en m’écartant de lui.

« Adieu, Lestat, dit-il. Peut-être les autres viendront-ils à toi. Le moment venu, quand ils auront le sentiment que tu as suffisamment payé. »

Je poussai un dernier cri, essayant de libérer mes mains, essayant de fixer mon regard sur lui, car je savais fort bien ce qu’il comptait faire.

Dans un mouvement vif comme l’éclair il avait disparu et je gisais sur le sol.

Sur le bureau la bougie renversée s’était éteinte. Seule la lueur du feu mourant emplissait la petite pièce. Les volets de la porte étaient ouverts et la pluie tombait, fine et silencieuse, mais régulière. Et je savais que j’étais totalement seul.

J’étais tombé sur le côté, les mains tendues devant moi pour amortir la chute. En me levant maintenant, je l’appelai au secours, en priant que d’une façon ou d’une autre il pût m’entendre, si loin qu’il fût parti.

« Louis, aide-moi. Je ne veux pas être vivant. Je ne veux pas être mortel ! Louis, ne m’abandonne pas ici ! Je ne peux pas le supporter ! Je n’en veux pas ! Je ne veux pas sauver mon âme ! »

Combien de fois je répétai ces phrases, je n’en sais rien. Je finis par être trop épuisé pour continuer ; et les échos de celle voix mortelle et de tout le désespoir qu’elle exprimait me blessaient les oreilles.

Je m’assis sur le sol, une jambe repliée sous moi, un coude appuyé sur mon genou, les doigts dans les cheveux. Mojo s’était avancé, craintivement ; il était couché auprès de moi et je me penchai pour presser mon front dans sa fourrure.

Le petit feu était maintenant presque éteint. La pluie sifflait, soupirait et redoublait de violence, mais elle tombait tout droit du ciel car il n’y avait pas un souffle de vent.

Je finis par lever les yeux dans cette petite pièce sombre et sinistre, pour examiner son bric-à-brac de livres et de vieilles statues, la poussière qui recouvrait tout et les braises rougeoyantes qui s’entassaient au fond de l’âtre. Comme j’étais fatigué ; combien ma propre colère m’avait marqué ; comme j’étais proche du désespoir. M’étais-je jamais dans tous mes malheurs retrouvé si complètement sans espoir ?

Mon regard se déplaça paresseusement jusqu’au seuil de la porte, jusqu’à l’averse incessante et aux ténèbres menaçantes qu’on apercevait. Oui, sortez donc là-dedans, toi et Mojo, il va bien sûr adorer cela comme il adorait la neige. Il faut que tu sortes. Il faut que tu quittes cette horrible petite maison pour trouver un abri confortable où tu puisses te reposer.

Mon appartement en terrasse, il devait bien y avoir un moyen me permettant d’y pénétrer. Sûrement… Et puis dans quelques heures le soleil allait se lever, n’est-ce pas ? Ah ! ma charmante ville, sous la chaude lumière du soleil.

Au nom du ciel, ne te remets pas à pleurer. Tu as besoin de te reposer et de réfléchir.

Mais tout d’abord, avant de partir, pourquoi ne mets-tu pas le feu à sa maison ? Ne touche pas à la grande bâtisse victorienne. Il ne l’aime pas. Mais brûle donc sa petite cabane ! Je sentais s’esquisser sur mon visage un sourire irrésistible et malicieux, alors même que les larmes m’emplissaient encore les yeux.

Oui, brûle-la ! Il le mérite. Bien sûr il a emporté ses écrits avec lui, oui, mais tous ses livres partiront en fumée ! Et c’est exactement ce qu’il mérite.

Aussitôt je rassemblai les toiles – un somptueux Monet, et un panneau rouge rubis à la détrempe de l’époque médiévale, tout cela évidemment en fort mauvais état – puis je me précipitai dehors pour gagner la vieille demeure victorienne abandonnée et j’entassai tout cela dans un coin sombre qui me parut à la fois sûr et sec.

Je regagnai la petite maison, je saisis la bougie et je la plongeai dans les vestiges du feu. Des braises monta aussitôt un jaillissement de minuscules étincelles qui vinrent s’accrocher à la mèche. « Oh, tu le mérites, traître ingrat ! » Bouillant de colère, j’approchai la flamme des livres entassés contre le mur, en feuilletant avec soin les pages pour les enflammer. Puis j’allai jusqu’à un vieux manteau jeté sur une chaise de bois qui prit feu comme de la paille, et ce fut le tour des coussins de velours rouge du fauteuil qui avait été le mien. Ah ! mais oui, que ça brûle, que tout ça brûle !

D’un coup de pied j’envoyai sous son bureau une pile de magazines qui tombaient en poussière et j’y mis le feu. Je collai la flamme contre un livre après l’autre et je les lançai comme des charbons qui se consumèrent dans tous les coins de la petite maison.

Mojo évitait ces petits feux de joie et finit par sortir sous la pluie où il se planta à une certaine distance, me regardant par la porte ouverte.

Ah ! mais tout allait bien trop lentement. J’espère que Louis a un tiroir plein de bougies ; comment avais-je pu les oublier – maudit soit ce cerveau mortel ! J’en pris une vingtaine et je me mis à faire brûler la cire, sans me soucier de la mèche, à les jeter sur le fauteuil de velours rouge pour faire une bonne flambée. Je les lançai sur les tas de débris qui restaient et j’envoyai des livres en train de se consumer sur les volets trempés, je mis le feu aux vieux lambeaux de rideaux qui çà et là pendaient oubliés à de vieilles tringles. À grands coups de pieds j’ouvris des trous dans le plâtre pourri et j’y fourrai des bougies allumées pour enflammer les vieilles lattes, puis je me penchai et je mis le feu aux vieux tapis usés jusqu’à la trame, en les froissant pour permettre à l’air de circuler par-dessous.

En quelques minutes, tout n’était qu’incendie, mais le fauteuil rouge et le bureau étaient les principaux foyers. Je sortis en courant sous la pluie et je vis les flammes qui dansaient à travers les lamelles brisées des persiennes.

Une fumée âcre et humide montait des volets détrempés, sortait en volute par les fenêtres pour se perdre dans la masse humide des liserons ! Oh, maudite pluie ! Mais là-dessus, comme le flamboiement du bureau et du fauteuil prenait de l’ampleur, tout le petit bâtiment explosa dans un jaillissement de flammes oranges… Les volets furent soufflés dans les ténèbres ; un grand trou s’ouvrit dans le toit.

« Oui, oui, brûle donc ! » criai-je, la pluie me fouettant le visage et les paupières. Je bondissais presque de joie. Mojo revint vers la maison principale, tête basse. « Brûle, brûle, déclarai-je. Louis, j’aimerais pouvoir te brûler aussi ! Je le ferais ! Oh ! si seulement je savais où tu te terres dans la journée ! »

Malgré mon enthousiasme, je constatais que je pleurais. Je m’essuyais la bouche du revers de la main en criant : « Comment as-tu pu m’abandonner ainsi ! Comment as-tu pu faire cela ! Je te maudis. » Et fondant en larmes, je tombai à genoux sur la terre détrempée de pluie.

J’étais accroupi là, les mains jointes devant moi, abattu et misérable, à contempler le grand feu. Des lumières s’allumaient dans les maisons au loin. Je pouvais entendre le frêle hurlement d’une sirène qui approchait. Je savais qu’il me fallait partir.

Pourtant je restais agenouillé là et je me sentais presque abruti quand Mojo vint soudain me tirer de ma torpeur avec un de ses grognements les plus menaçants. Je m’aperçus qu’il était venu se planter auprès de moi et qu’il pressait son pelage mouillé contre mon visage tout en détournant les yeux vers la maison en feu.

Je fis un geste pour saisir son collier et je m’apprêtais à battre en retraite quand je perçus la raison de son inquiétude. Ce n’était pas un mortel accouru à l’aide. Mais plutôt une vague silhouette blanche et mystérieuse plantée comme une apparition auprès du bâtiment en flammes, violemment éclairée par l’incendie.

Même avec mes pauvres yeux de mortel, je vis que c’était Marius ! Et je vis l’expression de colère qui se peignait sur son visage. Jamais je n’ai vu se refléter une pareille fureur, et à n’en pas douter il tenait à ce que je m’en rendisse compte.

Mes lèvres s’écartèrent, mais ma voix s’étouffait dans ma gorge. Je ne pouvais que tendre les bras vers lui, lui envoyer du fond de mon cœur un silencieux appel à la miséricorde et à l’aide.

Le chien de nouveau poussa son farouche grognement et parut prêt à bondir.

Tandis que j’observais la scène, désemparé, et secoué de tremblements que je ne parvenais pas à maîtriser, la silhouette me tourna lentement le dos et, après m’avoir lancé un ultime regard de colère et de mépris, elle disparut.

Ce fut alors que je sortis de ma torpeur pour crier son nom. « Marius ! » Je me remis debout en criant de plus en plus fort. « Marius, ne m’abandonne pas ici. Au secours ! » Je levai les bras vers le ciel. « Marius », hurlai-je.

Mais c’était inutile et je le savais.

La pluie traversait mon manteau. Elle imprégnait mes chaussures. J’avais les cheveux trempés et plaqués contre mon crâne, et peu importait maintenant que j’eusse ou non pleuré, car la pluie avait lavé mes larmes.

« Tu crois que je suis vaincu », murmurai-je. À quoi bon crier ? « Tu crois que tu as rendu ton jugement et que tout s’arrête là. Oh ! tu t’imagines que c’est aussi simple que cela. Eh bien, tu te trompes ! Jamais je ne me vengerai de ce refus. Mais tu me reverras. Tu me reverras.

Je baissai la tête.

La nuit était pleine de voix de mortels, de bruits de pas qui couraient. Un grand engin bruyant s’était arrêté au coin de la rue. Il me fallut forcer à bouger ces misérables membres mortels.

Je fis signe à Mojo de me suivre et nous nous esquivâmes loin des ruines de la petite baraque qui brûlait toujours gaiement, nous franchîmes le muret d’un jardin, nous traversâmes une allée envahie par la végétation et nous disparûmes.

 

Ce fut seulement plus tard que je songeai à quel point nous avions sans doute été près d’être capturés : le mortel incendiaire et son chien féroce.

Mais quelle importance cela pouvait-il avoir ? Louis m’avait chassé, tout comme Marius – Marius, qui pourrait bien avant moi retrouver mon corps surnaturel et le détruire sur-le-champ. Marius, qui l’avait peut-être déjà fait si bien que j’étais abandonné à jamais avec cette carcasse mortelle.

Oh ! si j’avais connu pareil malheur dans ma jeunesse de mortel, je n’en gardais pas le souvenir. Et même si c’était le cas, ç’aurait été maintenant pour moi une piètre consolation. Quant à ma crainte, elle était indicible ! La raison ne pouvait l’appréhender. Je tournais en rond avec mes espoirs et mes pauvres plans.

« Il faut que je retrouve le Voleur de Corps, il faut que je le trouve et tu dois m’en laisser le temps, Marius, si tu ne veux pas m’aider, tu peux au moins m’accorder cela.

Je répétai cela inlassablement comme l’Ave Maria d’un rosaire tout en avançant péniblement sous les rafales de pluie.

À une ou deux reprises je clamai même mes prières dans les ténèbres, planté sous un grand chêne dégoulinant, et m’efforçant de voir la lumière qui arrivait du ciel noyé de pluie.

Qui donc au monde allait m’aider ?

Mon seul espoir, c’était David, même si je ne pouvais pas imaginer ce qu’il pourrait faire pour m’aider. David ! Et si lui aussi me tournait le dos ?

Le Voleur de Corps
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